« Je ne voudrais pas mourir avant d’avoir lu Ulysse de Joyce » : face à la menace de ce satané virus, cette phrase stupide est venue se loger dans ma tête, déguisée en évidence. J’ai cherché le livre dans ma bibliothèque, j’ai trouvé un vieux Folio qui sentait l’acarien. Je l’ai immédiatement reconnu : j’avais bien dû l’ouvrir et en lire les dix premières pages dix fois dans ma vie, sans succès.
Cette fois il y avait le virus, j’aurais 68 ans dans deux mois, il fallait que j’y arrive. Je crois que c’était là une affaire d’honneur. Et une urgence, parce qu’on ne sait jamais.
Je me suis interdit la lecture de tout ouvrage critique, je n’ai sauté aucun passage, j’ai essayé de tout comprendre.
Je n’ai pas tout compris. Et ce qui suit n’engage que moi, bien sûr.
ULYSSE DE JOYCE POUR LES NULS
Lost in digressions
Donc qu’est-ce que c’est que ce livre ? D’abord ce n’est pas un roman, un roman ça vous emporte et ce livre ne vous emporte jamais. Il n’est pas fait pour ça et même, il vous l’interdit, c’est la règle du jeu : si vous vous laissez aller à imaginer les personnages, à vous croire concerné par ce qu’ils font ou ce qu’ils disent, immédiatement le point de vue change, ou le sujet ou le style : vous voilà perdu, égaré dans l’une de ces innombrables boursouflures et bifurcations fabriquées par Joyce. C’est qui celui-là ? Et où on est déjà ? Vous revenez en arrière, une page, deux pages et n’êtes pas plus avancé, vous avez perdu le plan.
Mais de quoi ça parle ?
Le livre raconte la journée d’un banal publicitaire irlandais, Léopold Bloom, la petite trentaine, d’une famille d’origine juive mais convertie. Légèrement bedonnant, plus attiré en matière de femmes par le derrière que par le devant. Il a une épouse, Molly, qui le trompe. Et une fille de 15 ans, Milly, qui n’est plus à la maison. Son fils Rudy est mort.
Résumé : Nous sommes au mois de Juin, Bloom prépare le petit déjeuner pour sa femme, puis il sort de chez lui. Il va à l’enterrement d’un certain Dignam, puis il marche dans les rues de Dublin, entre dans un Journal (il lui faut caser une publicité), dans des pubs (on boit beaucoup dans ce livre), dans une maison close. On le voit avec une lettre de femme dans la main, un savon dans la poche. La journée passe, il y a un chien mort sur une plage, un accouchement difficile, un long débat sur Shakespeare (a-t-il raconté sa vie dans ses pièces ?), un défilé officiel, deux livres érotiques achetés pour Molly, une bagarre de poivrots. A la fin il fait nuit, Bloom se trouve en compagnie d’un jeune écrivain fauché, Stephen Dedalus, qu’il aimerait bien héberger chez lui. Mais Stephen refuse et Bloom rentre seul. Il va dans sa chambre, il se couche et s’endort. Mais en se glissant dans les draps il a réveillé Molly, qui se met à nous raconter sa dure vie d’épouse (genre ils ne pensent qu’à ça).
Et comme le livre a pour titre Ulysse, il faut bien trouver une ressemblance. Donc : Bloom est Ulysse qui quitte Ithaque (la maison de Bloom) et revient à la fin auprès de Pénélope (Molly endormie).
Je n’ai pas trouvé le chien.
Et quel est le but ?
Pour le lecteur, arriver au bout de 1200 pages souvent sans queue ni tête, où il ne se passe rien d’exceptionnel, ce qui constitue une expérience particulière. Tout le monde ne le fait pas.
Pour le lecteur toujours, plonger sans bouée dans des exercices de style à répétition : des mots valises, une langue intestinale (Bloom a quelques problèmes avec son colon et à un moment du livre, Joyce invente un « style intestinal », avec des CrCHHH et des BRRR etc.), une parodie du roman à l’eau de rose, une mise en scène de l’action avec répliques et didascalies, un jeu de questions-réponses pour auteur fatigué qui ne trouve plus d’idées (genre les 4 W que j’enseignais à mes BTS: who, why, when, where), un monologue de 100 pages sans ponctuation et surtout -et c’est le mieux à mon avis : la transcription de ce qu’on entend dans un endroit où il y a du monde -ces morceaux de discours interrompus par d’autres fragments de conversation. Essayez d’écrire ce que vous entendez dans un café, vous verrez.
Donc Joyce invente des mots, fabrique des styles, ne finit pas ses phrases, fait des onomatopées, s’amuse de tout ça et vous avez envie, vous, de lui jeter le livre à la figure.
Il ne faut pas. Il paraît que c’est un chef d’œuvre.
Parce qu’il y a l’autre but, celui du romancier : je crois qu’au-delà de quelques messages (le pouvoir de l’Angleterre sur la pauvre Irlande, l’infidélité des femmes, l’intérêt pour une femme de bien s’habiller, l’absurdité des religions quelles qu’elles soient, l’innocence des artistes, la beauté du vol des mouettes et les valeurs sacrées de l’érotisme) et au-delà du jeu sur fond de Guiness, il y a dans ce livre une volonté constante : celle de tout faire. De tout arriver à faire, de tout écrire, de tout décrire, du morceau de savon à l’interrogation métaphysique. Une boulimie. Et un parti pris d’équivalence : tout se vaut, le haut et le bas, la poésie et les flatulences.
Ce qui s’appelle un projet littéraire. ça rappelle Dante, ou Rabelais.
Pour conclure
En période de confinement avec les kilos superflus que l’inactivité entraîne, j’ai côtoyé de près un boulimique.
Ce n’est pas la meilleure fréquentation qui soit, mais je ne regrette pas l’aventure, parce que c’était vraiment une aventure. Et puis…j’ai essayé, et JE L’AI FAIT !